Malaise au Conseil de l'Europe
LE MONDE 25.02.08 16h30
LE MONDE 25.02.08 16h30
Dites "Conseil de l'Europe" à des diplomates ou à des politiques français : il arrive souvent que le mot fasse rire. C'est embêtant. La plus vieille institution européenne, ce temple des droits de l'homme créé en 1949, au lendemain de la guerre, dans le but de construire des démocraties capables de rendre à jamais impossible le retour sur le sol européen de la Shoah, des guerres, et des atteintes aux droits fondamentaux, est en plein malaise.
La concurrence grandissante avec cette autre institution intergouvernementale qu'est l'Union européenne met en péril sa raison d'être. Mais surtout, c'est son identité même qui vacille : l'organisation, qui accueille en son sein 47 pays européens "de l'Atlantique à l'Oural", doit à la fois rester intolérante à tout manquement aux droits de l'homme... et tolérer des Etats membres qui ne les respectent pas, au nom de la patience nécessaire et de la Realpolitik. Le Conseil de l'Europe, ou de la difficulté de maintenir ses valeurs.
Dans le grand bâtiment de bois et de verre qui abrite l'institution, à Strasbourg, les couloirs bruissent de milliers d'histoires. Généralement adoucies sous des sourires très diplomatiques, elles font jaser les membres du palais. A savoir : un pouvoir exécutif (le Comité des ministres, représentés par les ambassadeurs des 47 Etats), un pouvoir législatif (l'Assemblée parlementaire, 636 membres issus des quarante-sept Parlements nationaux), d'un secrétariat général (quelque 1 800 fonctionnaires dont le secrétaire général, élu par l'Assemblée parlementaire).
Ils se souviennent du discours du président du Parlement indonésien, invité à Strasbourg en octobre 2007. Il s'était interrogé devant l'Assemblée parlementaire sur la réalité de la Shoah, faute d'"études historiques impartiales". Cette fois-là, le président de l'Assemblée, le Néerlandais René Van der Linden, l'avait fermement fait taire. Mais, deux jours plus tôt, le patriarche Alexis II de Moscou, convié à s'exprimer devant la même Assemblée, n'avait, lui, pas été interrompu. Il s'était prononcé sur l'homosexualité, la qualifiant de "maladie". Dans la salle du temple des droits de l'homme, plusieurs députés ont applaudi. Et surtout, s'étonne un diplomate, personne n'a hué. Et lui, alors ? "Un diplomate ne hue pas", sourit le diplomate.
Une anecdote plus récente, apparemment anodine, vient de provoquer un vif émoi au sein du Conseil : l'élection, le 21 janvier, du nouveau président de l'Assemblée parlementaire. Un exercice d'ordinaire dépourvu de suspense. Les présidents des groupes politiques se partagent la fonction par rotation. Mais, cette fois, le tour revenait au groupe des "démocrates européens", présidé par un Russe proche de Vladimir Poutine, Mikhaïl Marguelov. Quelques semaines après les élections législatives de Russie critiquées pour leurs irrégularités dans l'enceinte du vertueux Conseil, l'élection de Marguelov aurait fait désordre. Les parlementaires ont alors trouvé une astuce : ils ont révisé le sens de la rotation des groupes. Le Russe n'a pas été élu. Marguelov n'est pas dupe de la ruse. "Y a-t-il des pays membres du Conseil qui seraient moins dignes que d'autres d'être représentés à la tête de l'Assemblée parlementaire ?", s'est-il indigné, le visage crispé. Au coeur du malaise : la présence de la Russie au Conseil de l'Europe, depuis 1996. Les méthodes de Vladimir Poutine en Tchétchénie (torture généralisée, disparitions d'opposants, terreur policière), la manière dont il bafoue la démocratie en Russie (presse sous contrôle, justice à la botte, tabassage des opposants en pleine campagne électorale, emprisonnements arbitraires, laisser-faire face aux mouvements racistes, disparitions non élucidées) sont souvent dénoncées par le Conseil de l'Europe lui-même... sans que la Russie cesse pour autant d'en rester un membre éminent. Or le Conseil fixe trois conditions statutaires à ses membres : être un Etat démocratique, respecter la prééminence du droit, protéger les droits de l'homme.
Au départ, c'était un noble pari. Après la chute du mur de Berlin, plutôt que d'abandonner à leur sort les pays de l'Est maltraités par l'histoire, le Conseil de l'Europe a choisi de les intégrer, même encore "malades". Le pari a fait ses preuves. Le Conseil envoie des experts sur le terrain, rend publics d'excellents rapports sans indulgence pour les Etats, et dont la médiatisation finit toujours par embarrasser les gouvernants. Il a parfois contribué à faire reculer tortures, disparitions et enlèvements. Plusieurs pays, dont la Russie, sont soumis à une "procédure de suivi" qui les oblige à respecter chaque fois un peu plus les exigences statutaires. Si ces pays progressent vers plus de démocratie, ils le doivent largement au Conseil de l'Europe, notamment à son organe le plus prestigieux : la Cour européenne des droits de l'homme.
Noble pari, mais la Russie tire sur la corde. Forte de son statut de grande puissance, elle obtient du Conseil de l'Europe tout à la fois : le brevet d'honorabilité et le droit de ne pas se plier à ses règles élémentaires. Elle est le seul des 47 Etats à n'avoir pas ratifié deux protocoles essentiels de la Convention européenne des droits de l'homme. Ni le protocole 6, qui oblige chaque Etat membre à abolir la peine de mort (la Russie n'a fait que voter un moratoire, en 1996). Ni le protocole 14, qui permettrait une simplification des procédures de la Cour européenne des droits de l'homme. Son objet est de désengorger la Cour qui reçoit, rançon de son succès, près de 40 000 requêtes par an. Or il doit être ratifié par la totalité des Etats pour entrer en vigueur. A elle seule, la Russie bloque tout processus de réforme.
La Douma, le Parlement russe, a ses raisons de s'obstiner à ne pas voter la ratification : les arrêts de la Cour condamnent régulièrement la Russie (affaires tchétchènes, mauvais traitements dans les prisons, etc.). Des 47 Etats membres, c'est elle qui fait l'objet du plus grand nombre de requêtes (23,5 %), devant la Turquie, la Roumanie, l'Ukraine et la Pologne. En 2007, seule la Turquie a subi un plus grand nombre d'arrêts condamnant l'Etat.
Le plus souvent, la justice russe se plie aux arrêts de la Cour. Elle alloue régulièrement les indemnités exigées en faveur des familles de Tchétchènes assassinés ou disparus. Mais le Conseil reste impuissant quand la Russie décide de ne pas exécuter les décisions qui la condamnent. Comme lors d'une affaire complexe dite "affaire Ilascu", survenue en Transnistrie, région russophone de la Moldavie. En 2004, un arrêt de la Cour demandait à la Russie la libération de trois Moldaves détenus arbitrairement. Moscou n'a pas obtempéré.
Dans cette affaire comme dans d'autres, l'Assemblée parlementaire a voté des recommandations, le conseil des ministres a sommé la Russie de les appliquer... Et puis, rien. On ne sanctionne pas la Russie. Le bureau du Conseil de l'Europe en Tchétchénie, fermé pour raisons de sécurité, n'a jamais rouvert. "Les Russes n'en avaient pas envie", soupire une fonctionnaire.
Vis-à-vis du Liechtenstein, de Monaco, de la Biélorussie, ou même des Etats-Unis - qui n'en font pas partie -, le Conseil de l'Europe se montre d'une exigence et d'une fermeté intraitables. Il a osé recommander à tous ses membres l'interdiction de la fessée comme mode d'éducation, s'est élevé contre la chasse aux phoques. Vis-à-vis de la Russie, il est nettement plus conciliant.
"Il faut construire avec la Russie un climat de confiance. Vladimir Poutine a favorisé une évolution positive du pays. Il y a des critiques à faire, mais la Russie a effectué de réels progrès démocratiques", assure le président sortant de l'Assemblée parlementaire, René Van der Linden - quand maints observateurs, même au sein du Conseil, constatent plutôt la régression du pays en matière de démocratie. "En Grande-Bretagne aussi, les élections comportent des irrégularités", ose Terry Davis, secrétaire général du Conseil de l'Europe.
La Russie fait partie des cinq plus gros contributeurs avec 12,01 % du maigre budget de l'institution (201 millions d'euros pour l'année 2008). Ses ressources en gaz et en pétrole imposent le respect. Surtout, le Conseil de l'Europe a besoin de cette grande puissance du sol européen pour justifier sa raison d'être. Le dernier rapport du Conseil sur la Russie (2005) est extrêmement critique sur la nature du régime. Mais pas une seule résolution de l'Assemblée parlementaire n'appelle à une éviction ni même à des sanctions.
A quoi sert le Conseil de l'Europe, si l'un de ses membres les plus importants peut en toute impunité ne pas appliquer les protocoles ni exécuter les arrêts de la Cour ? Jusqu'à quel point tolérer la présence d'Etats membres qui, en ne respectant pas les règles du jeu, risquent de lui faire perdre son sens ? Une fonctionnaire s'interroge : "Le Conseil a son utilité auprès de pays qui demandent du temps pour accéder à nos normes démocratiques. Mais quelles sont les limites de ce qui est utile pour le pays et tolérable pour le Conseil ? Faut-il attendre que la Russie liquide tous les Tchétchènes ? Qu'elle en revienne à un système de parti unique ?"
Francis Rosenstiel, ambassadeur de bonne volonté au Conseil de l'Europe, n'est pas seul à s'attrister des dérives de cette belle institution : "Il faut être cohérent. On ne peut pas jouer à être l'église des droits de l'homme et afficher ‘‘free for all" sur le fronton. Ce n'est plus Saint-Pierre de Rome, c'est une auberge espagnole... au mieux !"
Marion Van Renterghem
Article paru dans l'édition du 26.02.08
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